Julien Marguet, Head of Operations chez Siemens en interview

Julien Marguet, Head of Operations chez Siemens, maîtrise l'art de l'automation du bâtiment depuis plus de deux décennies. Son parcours, riche et passionnant, est porté par un enthousiasme intact lorsqu'il évoque ce domaine complexe.
Dans la première partie, nous avons défini l’automatisation du bâtiment, ses objectifs et les bénéfices qu’elle offre aux porteurs de projets, exploitants et utilisateurs. Dans cette seconde partie, nous approfondissons le rôle clé de l’automaticien du bâtiment et passons en revue les technologies qui façonnent ce domaine en constante évolution.


Auteur: Pierre Schoeffel

Photos: Marc Schoeffel


Quelles sont les difficultés principales auxquelles les acteurs de la branche sont confrontés ?
JM - Dans la réalisation de projets, on observe deux modèles principaux d’organisation chez nos clients, chacun avec ses avantages et ses inconvénients. Le premier type de projet, que l’on peut qualifier de « projet mercenaire », est mené par une équipe projet qui se concentre uniquement sur l'exécution isolée du projet sans vraiment tenir compte des besoins spécifiques de l'exploitant. Cela aboutit à un projet souvent réalisé rapidement et à moindre coût. Cependant, une fois le projet réceptionné, nous nous retrouvons face à un exploitant se plaignant que le système ne correspond forcément à ses attentes. Ce type de situation se rencontre encore trop fréquemment.

À l'opposé, il existe des projets entièrement menés par les équipes d’exploitation. Dans ce cas, la vision des besoins est parfois trop détaillée et rigide, rendant difficile les compromis nécessaires au bon avancement du projet. Ce genre de projet tend à être très long, coûteux et nécessite beaucoup d’efforts pour parvenir à des validations définitives des choix techniques et du fonctionnement. Certes, le résultat correspond généralement aux souhaits de l’utilisateur, mais le chemin pour y parvenir est bien plus coûteux et complexe.

En résumé, la clé pour le maître de l’ouvrage, est de positionner le curseur de son organisation de projet entre ces deux extrêmes, en fonction des enjeux et du contexte de son projet. Trop de déséquilibre d’un côté ou de l’autre peut générer des difficultés ou des frustrations.

Julien Marguet, Head of Operations chez Siemens photographié chez Siemens Renens
Julien Marguet nous a reçu dans les bureaux de Siemens à Renens. Une partie de son équipe, en charge de la réalisation des projets et services pour le canton de Vaud, est positionnée dans ce bâtiment dans lequel l’éclairage naturel est utilisé au mieux pour procurer une ambiance agréable.

Sans dialogue précoce et continu, il est difficile de définir les objectifs à atteindre
JM - Un problème récurrent dans la mise en place de systèmes ADB est lié à la définition du besoin. Pour être efficace, un tel système doit satisfaire les besoins des utilisateurs et des exploitants. Souvent, le bureau d’ingénieurs qui conçoit le système n’a pas encore de vision claire de l’usage final du bâtiment. Il arrive par exemple qu’un bâtiment initialement destiné à un usage administratif soit, en cours de route, réalloué à un usage à des fins de processus industriels, avec des besoins radicalement différents. L’impact majeur de ce type d’ajustement met en lumière l’importance cruciale de l’expression initiale des besoins.

Par ailleurs, on remarque une tendance liée à la baisse du niveau de formation des exploitants. Il y a vingt ans, les systèmes d’automation étaient plus simples et souvent pris en charge par des ingénieurs qualifiés. Aujourd’hui, les systèmes sont bien plus complexes, mais les personnes chargées de les exploiter sont souvent moins bien formées et n’ont pas la disponibilité nécessaire à leur prise en charge. Cela entraîne parfois des difficultés d’adaptation et d’appropriation de l’outil mis à leur disposition. On observe également une certaine incompréhension : il n’est pas rare qu’un exploitant nous affirme que <<notre système a plein d’alarmes, donc il ne fonctionne pas bien », alors que le rôle du système est précisément de signaler à l’exploitant des anomalies dans ses installations.

Cette baisse des compétences met en évidence la nécessité de valoriser et de former davantage les métiers liés à l’exploitation des bâtiments. Dans la phase d’exploitation, des modifications non adaptées ou une absence de mise à jour des paramètres peuvent entraîner des dysfonctionnements, comme une mauvaise gestion des températures ou des zones mal configurées. Par exemple, un grand open space peut être divisé par des cloisons, mais sans ajustement du paramétrage, les systèmes continueront à réagir comme si la zone était toujours ouverte.

« Il est indispensable de souligner que ce secteur d’activité nécessite une véritable initiation. »

Julien Marguet, Head of Operations chez Siemens en interview

Nous aimons employer l’expression de travail d’artiste pour définir les tâches des automaticiens du bâtiment. Qu’en pensez-vous ?
JM - Il faut un grand savoir-faire et effectivement disposer de nombreuses cordes à son arc. Dans le domaine de l'automation du bâtiment, il est indispensable de souligner que ce secteur nécessite une véritable initiation. On ne devient pas expert en sortant simplement de l’école ; il faut apprendre auprès de maîtres plus expérimentés et se confronter à la réalité du terrain. Cette transmission des savoirs est essentielle, même si certains jeunes ingénieurs, parfois ambitieux, cherchent à se démarquer rapidement sans acquérir l'expérience nécessaire. Une approche équilibrée entre théorie et pratique, ainsi qu’un respect du savoir-faire des aînés, est primordiale pour garantir la réussite des projets et la pérennité des systèmes.

Quels sont les principaux progrès techniques réalisés ces dernières années ?
JM - La transition numérique a considérablement amélioré notre efficience dans la gestion et la réalisation des projets. Grâce à une meilleure intégration des données à travers les différentes étapes de réalisation d’un projet, nous travaillons de manière plus rapide et plus fluide, que ce soit pour la création des listes de points, le schéma électrique, la programmation, la mise en service et l’imagerie. Le progrès technologique nous aide énormément dans la phase de conception mais la coordination sur le chantier, en particulier entre les électriciens et les autres acteurs, reste un défi majeur qui représente encore un vrai potentiel d’amélioration.

L’intelligence artificielle vous rend-elle des services ?
JM - Avec les progrès de l'intelligence artificielle générative, nous sommes encore à une étape précoce, mais plein de promesses. Lors du CES 2024 à Las Vegas, Roland Busch, PDG de Siemens, a captivé l’audience avec une présentation axée sur l’avenir de la technologie. Son discours a mis en lumière le potentiel du métavers industriel, l’interconnexion des mondes numérique et réels, pour transformer les industries, améliorer la durabilité et résoudre des problématiques mondiales.

L’un des piliers de ce métavers est la technologie des jumeaux numériques. Ces répliques virtuelles de systèmes physiques, comme des avions, des bâtiments ou des infrastructures énergétiques complexes, permettent d’analyser, tester et prédire des comportements sans risque ni coût exorbitant. Ces modèles virtuels sont devenus indispensables dans la conception, la maintenance et l’optimisation des équipements industriels, ce sera le cas demain pour les systèmes d’automation du bâtiment.

Siemens se positionne d’ailleurs comme un acteur technologique majeur du domaine et a par exemple, annoncé récemment l’acquisition de l’entreprise Altair spécialisée dans ce domaine pour un montant avoisinant 10 milliards de dollars.


Pouvez-vous nous donner un exemple concret des évolutions technologiques ?
JM - Actuellement, dans un domaine connexe comme celui de la détection incendie, nos collaborateurs travaillent sur des plans AutoCAD pour positionner les détecteurs en respectant les normes en vigueur. Nous travaillons à intégrer ces normes dans des modèles permettant de générer automatiquement un système de détection conforme aux normes en vigueur, nécessitant uniquement un contrôle esthétique final. L'IA générative, appliquée à l'ingénierie, ouvre des perspectives de génération automatique du code en fonction des réalités physiques documentées dans la maquette numérique d’un bâtiment.

Le travail avec BIM demande une coordination et un travail d’actualisation sans faille
JM - Le BIM soulève aussi des défis, en particulier dans la phase d'exploitation d'un bâtiment. Si des modifications ponctuelles sont réalisées par différentes sociétés sans coordination ni mise à jour de la documentation, la maquette sera rapidement obsolète. L'exploitation de la maquette numérique du bâtiment demandera ainsi une attention encore plus grande que sa création initiale. L'industrie, souvent en avance sur le secteur du bâtiment, montre la voie en matière de conception assistée par ordinateur et de modélisation numérique. Sur tous ces sujets, l’industrie a un coup d’avance sur le monde du bâtiment. Des exemples tels que le train du Gornergrat à Zermatt, entièrement contrôlé via le cloud depuis 2017 sans intelligence locale, illustrent ce que l'avenir pourrait réserver à l'automation du bâtiment, notamment via des systèmes de gestion à distance.

Quelle est l’utilité de concevoir des solutions Cloud ?
JM - Un système de contrôle-commande dans le cloud, présente des avantages significatifs en termes d'efficacité, de flexibilité et de maintenance. Une évolution future pourrait par exemple, voir des systèmes de gestion des stores, passer à des contrôleurs connectés au cloud, éliminant la nécessité d'une intelligence locale complexe. Cela permettrait de réduire les coûts d'installation initiaux (CAPEX) tout en transférant une partie des charges vers des services récurrents. Cependant, ce type de solution soulève également des préoccupations en matière de sécurité et de résilience, notamment si une connexion internet venait à être perdue. Des modes de fonctionnement dégradés devront être définis pour garantir la continuité du service. La cybersécurité devient donc un enjeu majeur, nécessitant des investissements et des efforts de normalisation.

La sécurité des installations devient un élément clé
JM - Oui, nous sommes passés d'une époque où les systèmes propriétaires étaient la norme à une époque où l'interopérabilité et la sécurité sont essentielles. Le protocole BACnet, a ouvert la voie à cette évolution. Toutefois, le contexte de cyber insécurité croissant soulève désormais de plus en plus de légitimes préoccupations. Pour y remédier, le protocole BACnet a évolué avec la nouvelle couche BACnet SC - Secure Connect laquelle a été développée pour sécuriser les communications entre les composants du système. Cette évolution sécuritaire amène son lot de défis, notamment en termes de génération et mise à jour des certificats. Ceci notamment dans la phase d'exploitation, mais c’est une évolution nécessaire pour assurer la sécurité des systèmes de bâtiment modernes.

KNX a également évolué dans le même sens.
JM - Oui c’est vrai, bien que nous ne fassions d’intégration KNX avec ETS, le protocole KNX a évolué vers KNX Secure. Cette extension a été spécifiquement conçue pour améliorer la sécurité des installations KNX, en réponse à l'augmentation des menaces cyber dans les bâtiments connectés.

Internet et l’IA permettent de proposer de nouveaux services qui font considérablement évoluer l’importance de l’ADB
JM - La disponibilité de la connexion Internet est devenue essentielle dans l'automation du bâtiment comme dans nombre de domaines. Les exemples récents de télé-chirurgie démontrent que les solutions existent pour assurer une disponibilité totale et permanent de la connexion. En termes de services digitaux, je dis parfois que nous nous trouvons dans une situation similaire à celle de Steve Jobs lorsqu'il a lancé l'iPhone : il avait déjà la technologie et le matériel, le hardware, et a su imaginer comment les services connectés pourraient transformer nos vies. Nous possédons actuellement une couverture technologique étendue avec nos systèmes de sécurité et d’automation du bâtiment, générant une quantité considérable de données. Le défi réside désormais est de transformer ces données en valeur ajoutée pour tout l’éco système qui nous entoure.

Comment cela se fait-il dans la pratique ?
JM - Nous avons développé une plateforme similaire à un Apple Store. Siemens Xcelerator est une plateforme et un écosystème ouvert, conçu pour faciliter la transformation numérique des entreprises partenaires, quel que soit leur secteur d'activité.

Siemens Xcelerator comprend
- un portefeuille de logiciels, matériels et services certifiés, interopérables et modulaires
- un écosystème ouvert favorisant la collaboration entre entreprises, partenaires technologiques et fournisseurs tiers
- une place de marché numérique où les entreprises peuvent explorer, acheter et intégrer des solutions numériques certifiées Siemens Xcelerator ou développées par ses partenaires.

Plus concrètement, Building X est une solution cloud ouverte, évolutive et interopérable disponible sur Xcelerator. Elle est d’ores et déjà déclinée en différents modules tels que Bx Fire Manager, Bx Energy Manger, Bx Operations Manager. Elle est conçue pour s'intégrer avec des produits et systèmes de Siemens mais également des systèmes tiers.

La dénomination « Xcelerator » se passe de commentaires. Tout va de plus en plus vite, Siemens se donne les moyens de suivre le rythme.
JM - Notre stratégie est pyramidale :

1. Secure – Consolider et sécuriser les activités principales de Siemens, continuer à offrir et mettre en oeuvre des systèmes d'automation, de détection incendie et de sécurité de manière professionnelle.


2. Leverage – Favoriser des synergies entre technologies, partager des retours d'expérience.


3. Expand – Investir dans la croissance et l’innovation dans des nouveaux marchés, développer des partenariats stratégiques.

 

Cela nécessite une approche ambidextre, combinant continuité des activités de base d’une main et innovation de l’autre.

Dans cette dynamique de transition numérique, nous avons établi des partenariats technologiques de premier plan, notamment avec NVIDIA, leader en matière de processeurs pour l'intelligence artificielle, AWS ou encore Microsoft. Ces collaborations renforcent notre engagement à investir massivement dans la digitalisation et l'IA.

En résumé, nous nous engageons à transformer l'automation du bâtiment par le numérique, l'IA, et une stratégie orientée vers l'intégration de services, la connectivité, et la sécurité. Ce changement implique une évolution constante, de la base technique à la mise en œuvre de nouvelles solutions, tout en restant alignés avec les exigences de nos clients.

Vous avez un recul de 21 ans sur l’ADB. Cela représente l’intégralité de votre vie professionnelle. Quelles ont été les grandes étapes ?
JM - J'ai débuté chez Siemens en septembre 2003 juste après avoir terminé mes études d'ingénieur. J'ai commencé en tant qu'ingénieur commercial dans le domaine de l'automation du bâtiment, secteur auquel j'ai consacré l'essentiel de ma carrière. Pendant quelques années, j'ai exercé dans la vente de systèmes d'automation du bâtiment, avant de devenir responsable d'une équipe de vente.

En 2014, j'ai pris la direction de tout le segment de l'automation du bâtiment en Suisse romande, élargissant mes responsabilités au-delà de la vente pour inclure la réalisation et le service après-vente. À l'époque, nous étions organisés en trois silos distincts : l'automation du bâtiment, la détection incendie, et la sécurité, chacun sous la responsabilité d'un manager spécifique.
En 2018, une réorganisation a eu pour objet de fusionner ces silos pour adopter une approche transversale envers nos clients, tant en termes de management que de vente. À ce moment, j'ai pris le poste que j'occupe actuellement, à savoir responsable des opérations pour ces trois métiers en Suisse romande, supervisant environ 300 collaborateurs.

Quels sont les principaux défis auxquels vous faites face pour réussir votre mission ?
JM - Concrètement, mon rôle consiste à veiller à la réalisation des projets vendus, au respect du chiffre d'affaires prévu, et à la rentabilité attendue. Cela implique de s'assurer que nous disposons des effectifs nécessaires en fonction de la charge de travail prévue, de négocier les gros projets et de résoudre les problèmes rencontrés chez nos clients. Je m'efforce de maintenir l'équilibre entre les intérêts des clients, des actionnaires, et des collaborateurs – un concept que j'aime décrire comme un « triangle du succès ». Si ce triangle se déséquilibre, que ce soit au profit d'un groupe ou au détriment d'un autre, cela peut initier un cycle dangereux.

Julien Marguet, Head of Operations chez Siemens en interview

Pourriez-vous nous décrire ce que peut être votre quotidien ?
JM - En tant que manager, je suis en contact fréquent avec nos collaborateurs sur le terrain et je veille à la profitabilité de nos projets en ayant bien les objectifs de nos actionnaires à l’esprit. Mon rôle exige aussi des compétences que l'on n'apprend pas forcément à l'école d'ingénieur, telles que la psychologie ou même le sens juridique. Si la technique reste parfois présente, beaucoup d'autres aspects du métier nécessitent d'autres savoir-faire. Il arrive que je me replonge dans mes anciennes études pour des questions complexes, et j'ai souvent dit qu'un ingénieur ne peut pas tout maîtriser, mais doit savoir où trouver les réponses. Cela m'a par exemple été utile lors d'un incident où l'on nous accusait à tort d'avoir provoqué un incendie à cause d'un variateur de fréquence par la propagation d’harmoniques sur le réseau.

Je dois parfois jouer le rôle de médiateur, d'avocat, ou de technicien selon les situations. Les contextes peuvent aller de discussions techniques avec des clients à des échanges juridiques. Ce métier est varié, chaque jour est différent, ce qui me motive encore après 21 ans. Travailler pour une entreprise comme Siemens permet de grandir tout en restant fidèle à une même marque et à ses valeurs, mais dans des fonctions diverses.

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