
À Genève, la transition énergétique ne freine pas l’économie, elle la stimule. Derrière l’ambitieux Plan directeur de l’énergie, une stratégie claire : miser sur les ressources locales, dynamiser le tissu économique et inventer un modèle durable, concret, et fédérateur.
Interview: Pierre Schoeffel
Photos: Marc Schoeffel
Quels sont les grands axes du plan directeur de l'énergie du canton de Genève ?
Cédric Petitjean – Le plan directeur, validé par le Conseil d’État en 2020, s’articule autour de deux principes majeurs : « Consommer moins, consommer mieux ». Le premier volet vise la sobriété et l’efficacité énergétique par une réduction de la consommation dans les bâtiments. Le second volet concerne un approvisionnement amélioré, reposant notamment sur les infrastructures énergétiques durables. L’objectif central est ambitieux : diminuer de 60 % les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030, en comparaison avec les niveaux de 1990. Ce plan s'inscrit pleinement dans le cadre du plan climat cantonal, il constitue même l'axe 1 du plan climat cantonal.
Pouvez-vous présenter brièvement la stratégie mise en place pour réduire sa consommation énergétique ?
Elle s’appuie d’abord sur la rénovation et l’optimisation du parc immobilier, qui représente 50 % de la consommation énergétique cantonale, dont 90 % est actuellement d’origine fossile. Genève utilise un outil performant, l'Indice de Dépense de Chaleur (IDC), qui permet d'identifier précisément les bâtiments les plus énergivores. Ceux dépassant un certain seuil devront impérativement être rénovés ou optimisés. L’objectif est clair : réduire les gaspillages, améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments et préserver, voire améliorer, le confort des habitants.
Comment Genève garantit-elle un approvisionnement énergétique durable et efficace ?
Genève mise fortement sur les réseaux thermiques structurants, particulièrement adaptés à un canton urbain dense. Présentés comme le projet du siècle pour le canton, les réseaux thermiques structurants couvriront 50% des besoins thermiques du canton avec un taux d'énergies renouvelables et de récupération de 100%. Ces réseaux permettent en effet d’exploiter les ressources renouvelables locales, telles que la valorisation thermique des déchets, les rejets de chaleur des STEP ou encore, à moyen terme, la géothermie profonde.
Cela permet aussi de maîtriser la demande en électricité, essentielle face à l’électrification croissante des systèmes de chauffage (via les pompes à chaleur) et de mobilité. À cela s’ajoute un développement massif du solaire photovoltaïque, visant une production de 350 GWh annuels dès 2030. Ce ne sont Là que quelques exemples, il serait trop long de les citer tous.
Comment Genève passe-t-elle concrètement à l’action pour atteindre ses objectifs énergétiques ?
Le canton s’est doté d’une feuille de route précise comprenant 28 fiches d'actions. Ces fiches présentent les modifications législatives et réglementaires nécessaires, des mesures concrètes d’optimisation du bâti et des systèmes de chauffage, ainsi qu’un suivi rigoureux via l’IDC pour réduire drastiquement la consommation énergétique du canton. Nous accordons une attention toute particulière au chauffage. Le potentiel d’économie d’énergie est important.
Ces actions auront-elles un impact sur la population ?
Contrairement à d’autres politiques publiques, rénover les bâtiments ne bouleverse pas la vie quotidienne des habitants à moyen ou long terme. Une fois la rénovation terminée, les occupants gardent leur confort habituel, souvent même amélioré. Ainsi, les économies d’énergie et la réduction des émissions sont obtenues sans demander d’efforts particuliers aux habitants. Au contraire, la transition énergétique du parc bâti est une opportunité pour améliorer la qualité de vie des habitants, que ce soit au niveau de leur habitation ou à l'échelle du quartier en profitant du déploiement des réseaux thermiques pour réaménager les espaces publics.

Vous parliez de seuils fixés pour accélérer les rénovations énergétiques.
Effectivement. Nous avons mis en place un calendrier clair pour accélérer la rénovation du parc bâti. Dès cette année, les bâtiments très énergivores dépassant 800 mégajoules par m² et par an doivent impérativement être rénovés. Ce seuil passera à 650 mégajoules en 2027, puis à 550 en 2031. Ce dispositif progressif offre une prévisibilité essentielle aux propriétaires immobiliers et aux entreprises, permettant ainsi de planifier efficacement leurs investissements et interventions futures.
Cela ne doit pas faire oublier un point important lié à l'optimisation des installations techniques des bâtiments pour mieux dimensionner les installations avec les besoins en énergie réels du bâtiment : nous allons ainsi inciter à mieux tenir compte de la phase 6 de la norme 112 SIA qui vise une exploitation l’optimisation des installations techniques au moment de la mise en exploitation du bâtiment après construction ou rénovation. Il y a un grand potentiel d’économies d’énergie.
Parmi les démarches originales et audacieuses du canton, figure un accord signé pour la rénovation du parc bâti genevois. Quel est le but ?
Cet accord est essentiel puisqu’il marque un consensus fort entre tous les acteurs concernés : milieux immobiliers, propriétaires, locataires, entreprises du bâtiment et associations environnementales.
Il témoigne d’une volonté collective forte de s'engager dans une démarche ambitieuse de rénovation énergétique. Cet accord historique bénéficie d’un soutien financier conséquent, avec une enveloppe de 500 millions de francs pour des subventions, reflétant ainsi l’engagement clair du canton vers la neutralité carbone.
Qui va profiter de cette enveloppe de 500 millions ?
Cette enveloppe de 500 millions est destinée en priorité aux propriétaires immobiliers privés à hauteur de 70 %, tandis que 30 % bénéficieront aux institutionnels et aux collectivités publiques. À noter que l'État de Genève lui-même, propriétaire de bâtiments, ne bénéficie pas de ces subventions.
Quelles sont les mesures adoptées par Genève pour sortir du chauffage fossile ?
Depuis plusieurs années, Genève interdit les nouvelles installations fossiles. Aujourd’hui, lorsqu'une chaudière fossile tombe en panne, son remplacement doit obligatoirement se faire par une installation alimentée par des énergies renouvelables, sauf exceptions techniques ou économiques très limitées. C’est un tournant décisif pour le canton.
Vous proposez donc des solutions alternatives…
Oui, c’est le cas. Genève favorise principalement les réseaux thermiques structurants, particulièrement adaptés à son territoire urbain. Ces réseaux collectifs permettent de contourner des contraintes majeures en milieu dense telles que le manque d'espace, la protection du patrimoine, ou les nuisances sonores liées aux pompes à chaleur individuelles. Cette solution collective optimise également les coûts d’installation et d’entretien, tout en réduisant significativement la consommation électrique globale, élément crucial face à l’électrification croissante des systèmes de chauffage et de mobilité.
Quel rôle jouent précisément les réseaux thermiques dans cette stratégie ?
Les réseaux thermiques structurants jouent un rôle central en exploitant et valorisant les ressources renouvelables locales disponibles, telles que les rejets thermiques des stations d'épuration (STEP), la récupération de chaleur issue de l'incinération des déchets ou encore la géothermie profonde à plus long terme. En utilisant ces énergies renouvelables souvent inexploitées, ces réseaux limitent fortement notre dépendance aux énergies fossiles. À terme, ils assurent ainsi une autonomie énergétique plus grande, une meilleure maîtrise de la consommation électrique du canton, et contribuent durablement à la souveraineté énergétique de Genève.
Quels engagements et investissements implique ce déploiement des réseaux thermiques à Genève ?
Le canton prévoit 250 km de réseaux thermiques à l’horizon 2030, pour un investissement total estimé à 1,4 milliard de francs. A ce jour, nous en sommes à 168 km de réseau thermique. D’ici 5 ans, la part des énergies non fossiles distribuée par les réseaux thermiques structurants devra être de 80 %. Aujourd’hui ce taux est de 51%. Il reste donc du chemin à faire.
Pour garantir une tarification juste et transparente, un monopole contrôlé par le Conseil d’État a été instauré, avec une approbation des tarifs par le Conseil d'État. En contrepartie, la loi institue une obligation de raccordement pour les bâtiments situés dans la zone des réseaux thermiques structurants au moment du changement de chaudière.
Pourquoi avoir choisi d’instaurer un monopole pour les réseaux thermiques et comment en assurer le contrôle ?
La création d’un monopole confié aux Services Industriels de Genève (SIG) permet d'assurer une cohérence technique, tarifaire et opérationnelle à l’échelle cantonale. Ce choix stratégique garantit la maîtrise publique des coûts, une qualité homogène du service, et un développement coordonné des infrastructures. Pour encadrer ce monopole, une commission consultative regroupant toutes les parties prenantes a été mise en place. De plus, le Conseil d’État contrôle directement les tarifs, qui doivent reposer sur les coûts effectifs tout en étant justes et proportionnés, assurant ainsi l’équité et la transparence du dispositif.
Quelles sont les difficultés rencontrées par les clients et par les SIG avec ce nouveau modèle énergétique ?
Pour les clients, la difficulté majeure réside dans le changement de paradigme : leur référence reste souvent le prix du gaz, historiquement bas. Or, les réseaux thermiques, basés sur des énergies renouvelables, sont plus coûteux. Du côté des SIG, le défi est double : assurer un raccordement systématique, même pour les petits consommateurs, et maintenir des tarifs équilibrés, justes et économiquement supportables sur le long terme.
Comment Genève entend-elle surmonter ces difficultés et faire accepter ces changements aux habitants ?
Nous misons fortement sur la pédagogie, l'accompagnement et une communication claire avec la population. La Commission consultative joue un rôle central pour identifier et corriger rapidement les déséquilibres tarifaires éventuels. L’Office cantonal de l’énergie (OCEN) accompagne directement le Conseil d'État dans la régulation des tarifs et la planification, veillant ainsi à ce que les tarifs soient justes, compétitifs et socialement acceptables sur le long terme.
Actuellement, la population montre son mécontentement : elle doit se raccorder aux réseaux thermiques structurants, mais les tarifs sont plus élevés que ceux des énergies fossiles. Comment gérez-vous cette situation délicate ?
Effectivement, le tarif actuel est supérieur à celui des énergies fossiles traditionnelles, ce qui représente un vrai défi. Mais comme dit plus haut, la loi impose désormais les énergies renouvelables au moment du changement de chaudière. La référence n'est donc plus la même et face à ces solutions, nos tarifs sont pleinement compétitifs. En tout état, nous travaillons activement avec la Commission consultative pour optimiser les coûts et rendre cette transition acceptable économiquement et socialement. En particulier, la simplification de la formule tarifaire est une étape à venir importante, afin d'améliorer encore la transparence et garantir une juste répartition des coûts entre bailleurs et locataires. De même, nous avons la nécessité de disposer d'un tarif adapté pour les petites installations, quand bien même ces installations sont minoritaires dans la zone (on estime à environ 90 objets sur plus de 1'700 points de raccordement dans la zone 2030).
Existe-t-il des possibilités de dérogations pour les cas où le raccordement au réseau thermique structurant serait économiquement ou techniquement compliqué ?
Oui, la loi prévoit des dérogations en cas de disproportion économique ou d’impossibilité technique avérée. Cela permet de traiter équitablement les situations particulières tout en maintenant l’objectif général de sortie des énergies fossiles. Par ailleurs, les propriétaires peuvent bien évidemment toujours former recours contre une décision d'obligation de raccordement qu'ils jugeraient injuste.
Comment sont mesurées les consommations énergétiques des bâtiments raccordés aux réseaux thermiques ?
La consommation est mesurée à l’injection dans le bâtiment, c’est-à-dire au point de raccordement au réseau. Actuellement, il n'y a pas systématiquement des compteurs individuels par appartement ; la répartition interne se fait généralement sur la base des clés de répartition usuelles, comme avec une installation classique de chauffage collectif.
Nous avions longuement présenté le projet ProClimat dans Domotech 1-2024. Où en êtes-vous ?
Le programme ProClimat a été mis en place pour accélérer et faciliter la standardisation technique des raccordements aux réseaux thermiques structurants dans les bâtiments. Il vise particulièrement à harmoniser les méthodes de travail entre les chauffagistes, les bureaux d'ingénieurs et les Services Industriels de Genève. Aujourd'hui, de nombreuses entreprises de chauffagistes ont déjà adhéré à cette démarche avec succès. Cependant, il reste du travail à faire pour généraliser cette dynamique et mobiliser davantage les bureaux d’ingénieurs, notamment sur les installations complexes impliquant plusieurs sources énergétiques. Notre défi actuel est de réactiver pleinement ces compétences afin de garantir la performance des systèmes énergétiques livrés aux clients.

«Notre priorité est de démontrer qu'une transition énergétique enthousiaste, efficace et bénéfique pour l’économie locale est possible et réalisable.»
À Genève, vous aimeriez être les meilleurs en matière de politique énergétique ?
L’objectif n’est pas d’être meilleurs que les autres cantons, mais d’être exemplaires. Genève s’est fixé des ambitions élevées et réalistes, en concertation étroite avec tous les acteurs concernés. Notre priorité est de démontrer qu'une transition énergétique enthousiaste, efficace et bénéfique pour l’économie locale est possible et réalisable.
Où en est Genève en matière de mobilité électrique?
Genève maintient ses objectifs ambitieux en matière de mobilité électrique, mais le changement des habitudes reste complexe à gérer. Contrairement aux rénovations énergétiques, la mobilité implique directement le quotidien des habitants : places de parking, accès aux commerces. Cette dimension sociale exige davantage de temps et de pédagogie pour réussir sa transition.
Au final, comment voyez-vous l’avenir énergétique de Genève?
Je le vois enthousiasmant, pragmatique et porteur d’opportunités. Genève a choisi une voie audacieuse, où la transition énergétique stimule concrètement l’économie locale, la création d’emplois, et la qualité de vie. C’est une transformation collective qui engage tous les acteurs du canton. Nous montrons ainsi qu’agir pour le climat peut être bénéfique et fédérateur.
Les réseaux thermiques structurants
- Échelle et dimension :
Institués par la loi genevoise, les réseaux thermiques structurants constituent de grands réseaux destinés à desservir une large zone géographique du canton, visant principalement les périmètres urbains et impliquant un grand nombre de bâtiments (résidentiels, industriels, commerciaux).
- Planification stratégique :
Ils sont planifiés par l'État de Genève et les SIG, et s’inscrivent dans une stratégie énergétique globale. Leur mise en place répond à des objectifs de politique publique précis (transition énergétique du parc bâti avec un accent sur les périmètres denses à fortes contraintes, valorisation d’énergies locales renouvelables, réduction des émissions de CO₂).
- Gouvernance et réglementation :
Leur gestion est assurée par les SIG en situation de monopole , sous supervision stricte du Conseil d'Etat. La tarification, l’obligation de raccordement, et les normes techniques sont régulées par la loi genevoise sur l'énergie.
Cédric Petitjean
Ingénieur généraliste diplômé en 2001, Cédric Petitjean a travaillé au CERN en tant qu'ingénieur chimiste où il participa au pilotage du laboratoire menant notamment des analyses sur les mélanges gazeux des expériences du LHC. Ensuite il a dirigé des activités R&D et industrielles SRB Energy. En 2013, il rejoint l’OCEN, qu’il dirige depuis 2020. Il a piloté le Plan directeur de l’énergie 2020-2030 adopté par le Conseil d’État.
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Source du texte: Pierre Schoeffel
Source de l'image: Marc Schoeffel
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